« Créer ensemble un immobilier et des villes à impacts positifs »

Obsolescence technique : un défi temporel et financier

Article d'Eugénie Deloire : https://www.businessimmo.com/contents/136466/obsolescence-technique-un-defi-temporel-et-financier

C’est une course contre la montre dans laquelle sont engagés, depuis l’entrée en vigueur du dispositif Éco-énergie tertiaire, les opérateurs immobiliers. Réhabiliter un parc d’actifs vieillissant afin qu’il réponde aux nouvelles exigences environnementales implique des efforts financiers conséquents, tout comme des arbitrages stratégiques. Une équation d’autant plus délicate à trouver que le marché de l’immobilier vert n’en est qu’à ses prémices.

Le compte à rebours est lancé. Alors que le sixième rapport du Giec, publié en avril dernier, donne jusqu’à 2025 pour inverser la courbe des émissions de CO2 mondiales, les réglementations se multiplient pour accélérer la transition écologique de l’immobilier. 

En premier lieu, le dispositif Éco-énergie tertiaire, dont le calendrier a fixé la première échéance de réduction de 40 % des consommations d’énergie finale dans les bâtiments à usage tertiaire en 2030, puis 50 % en 2040 et 60 % d’ici 2050. Couplés au règlement européen SFDR (Sustainable Finance Disclosure Reporting) qui vise à améliorer la traçabilité ESG des actifs ainsi que la taxonomie verte, ces nouveaux critères énergétiques participent à l’accélération de l’obsolescence des bâtiments. La notion de « valeur verte » s’est transformée en « décote brune », pénalisant la valeur des actifs les moins performants sur le plan énergétique. « À chaque évaluation annuelle de leurs actifs immobiliers, tous les propriétaires doivent s’interroger sur la façon dont ils s’inscrivent dans le parcours de rénovation prévu par le dispositif Éco-énergie tertiaire et comment provisionner ce mouvement », explique Philippe Pelletier, président du Plan bâtiment durable qui travaille, depuis janvier 2009, à améliorer l’efficacité énergétique et environnementale des secteurs du bâtiment et de l’immobilier. L’entrée en vigueur du décret tertiaire a réactivé le comité de pilotage créé en 2013 qui avait produit la Charte tertiaire anticipant le texte actuel afin d’accompagner les professionnels dans la conduite du changement. « Les règles du jeu sont en train de s’écrire. Nous allons suivre les éventuels ajustements de cet outil réglementaire et sa mise en œuvre afin que celui-ci permette à l’industrie immobilière de réussir sa mue écologique », ajoute le président. Sur le fondement de l’article 301 de la loi Climat et résilience, le Plan bâtiment durable planche actuellement sur la préfiguration d’un label post-réglementation environnementale et mène un groupe de travail sur la décarbonation des activités du cycle de vie du bâtiment. Un chantier de taille pour le secteur qui génère 40 % des émissions de carbone de la France.

Stratégies d’arbitrages

Face à cette urgence réglementaire, les investisseurs se mettent en ordre de marche... Et sortent le portefeuille. Si la plupart n’ont pas attendu la promulgation du décret tertiaire pour effectuer des revues de patrimoine, celui-ci a accéléré les plans d’action. « Nous avons décidé de refaire un audit complet sur l’ensemble de notre parc d’actifs sous gestion, soit 300 immeubles passés au crible des bureaux d’études pour définir une feuille de route sur le chemin parcouru et celui qui est devant nous », explique Sandrine Lafon-Ceyral, directrice adjointe de la direction investissement et asset management et directrice de l’ISR chez Amundi Immobilier. Chauffage et climatisation, isolation intérieure et extérieure, éclairages, maintenance des équipements : tous ces postes sont évalués en fonction de leur performance énergétique. « L’enjeu est de savoir si les immeubles sont capables de supporter les coûts et travaux nécessaires, en fonction de leur état locatif et de leur localisation, et de rester concurrentiels. Une hiérarchisation des actions et travaux est établie pour identifier les chantiers stratégiques », poursuit la directrice. Les montants investis dans la restructuration ou la rénovation d’actifs vieillissants sont à mettre en regard du potentiel locatif de ces bâtiments. « La mise en conformité du parc immobilier a un impact sur la liquidité et l’attractivité de nos actifs qui viennent cocher les engagements ESG des investisseurs comme des locataires », indique Audrey Tournereau, directrice de l’asset management chez M&G Real Estate dont 75 % du patrimoine (800 M€ d’actifs sous gestion) est certifié Breeam, Leed ou HQE. L’équation est délicate tant les capex engagés sont importants, conduisant les investisseurs à arbitrer sur les actifs qui ne remplissent pas le cahier des charges attendu, voire à céder une partie de leur patrimoine.

L’enjeu de la data

Mais, pour enclencher ces grands travaux, encore faut-il que le diagnostic de départ soit complet. « La première brique est la collecte des données sur la consommation réelle des bâtiments », soutient Virginie Wallut, directrice de la recherche et de l’ISR immobilier, La Française Real Estate Managers, qui possède 30 milliards d’actifs sous gestion, répartis à parts égales sur des fonds destinés pour 50 % à une clientèle retail et 50 % aux institutionnels. Problème, si 43 % des émissions carbone proviennent de l’utilisation quotidienne du bâtiment, les données énergétiques communiquées par les locataires et les fournisseurs d’énergie ne sont généralement pas en ligne avec la réalité. « En entérinant la notion d’entité fonctionnelle assujettie, le dispositif Éco-énergie tertiaire fait porter la responsabilité de la donnée au(x) locataire(s), ce qui peut être contre-productif. Dans le cas d’immeubles multi-occupants, par exemple, comment jongler avec des objectifs hétérogènes, basés sur des référentiels de performances différents ? », s’interroge la directrice, convaincue de la nécessité de construire « un langage commun » entre les parties prenantes. Pour faciliter la communication, La Française a noué un partenariat avec Deepki, spécialiste de la Climatech, qui a mis au point un logiciel pour réaliser les audits énergétiques. « Grâce à la centralisation des données et leur transmission en temps réel, il est possible de réaliser un état des lieux fiable, de construire un plan d’investissement pour la rénovation de l’actif et d’opérer un suivi régulier des
actions », explique Vincent Bryant, cofondateur et CEO de Deepki. L’entreprise qui opère sur 1,2 million de m2 de bâtiments tertiaires vient d’achever une troisième levée de fonds de 150 M€ pour accompagner son développement à l’international. Son ambition : rendre climato-compatible l’immobilier. « L’obsolescence dans l’immobilier devient économique grâce à la question climatique ; les deux sujets ne feront plus qu’un. C’est la première fois que le secteur fait face à une révolution aussi importante », observe le CEO. Une convergence des intérêts qui favorise l’innovation.


Des solutions innovantes

Car si le pilotage énergétique des bâtiments est devenu le centre de préoccupation des propriétaires et utilisateurs, l’augmentation des prix de l’énergie, renchérie par l’inflation et la guerre en Ukraine, enfonce le clou. « Les demandes s’accélèrent à mesure que nos clients voient leur facture de gaz et d’électricité flamber et, par conséquent, la valeur de leurs actifs se dégrader », constate Romain Luce, président de la société de conseils, Citae. Selon ce dernier, si les précédentes générations ont vu naître le monde tertiaire, les prochaines connaîtront l’explosion des énergies renouvelables et de nouvelles installations moins énergivores. « Aujourd’hui, les projets de changement d’équipements se réalisent dans une approche transversale incluant l’impact carbone, le confort énergétique et la récupération d’énergie. L’objectif est de ne rien laisser au hasard et d’anticiper les évolutions technologiques des 20 prochaines années », ajoute-t-il. Panneaux photovoltaïques, énergies éolienne ou hydroélectrique, ou encore géothermie, sont autant de pistes prometteuses, mais encore peu explorées. Alors que le Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) œuvre à améliorer la résilience des bâtiments face au stress thermique, notamment des vagues de chaleur extrêmes qui accompagneront le réchauffement climatique de la planète, l’obsolescence climatique s’impose comme le futur challenge des ingénieurs. Un paramètre que la RE2020 n’a pas encore intégré, mais qui peut d’ores et déjà être traité en utilisant des matériaux biosourcés – tels que le chanvre – capables de renforcer les propriétés hydrothermiques de l’enveloppe des immeubles. L’innovation doit avoir un coup d’avance sur la réglementation. « Au défi de la transition énergétique vient s’ajouter celui de l’adaptabilité et la réversibilité », note Gwennaële Chabroullet, directrice générale adjointe d’ARP Astrance. L’immobilier doit ainsi allier techniques et usages pour gagner en sobriété et en efficacité. « Il faut avoir un regard différent sur le mètre carré et imaginer qu’un bâtiment puisse avoir plusieurs vies dans la même journée en hébergeant plusieurs activités », ajoute-t-elle. La chronotopie des espaces se joue à l’échelle du quartier et replace l’actif immobilier au cœur d’une réflexion globale sur la ville de demain.

 

Trois questions à... Michèle Pappalardo, présidente du comité du Label ISR*
« Nous avons pris collectivement beaucoup de retard dans notre action en faveur du climat »

 

 

Business Immo Global : L’objectif de réduction des consommations énergétiques de 40 % d’ici 2030 n’est-il pas trop ambitieux ?

Michèle Pappalardo : Je ne le crois pas ; en tout cas, il est nécessaire pour répondre à l’urgence rappelée par le rapport du Giec : il ne nous reste que trois ans pour agir si nous ne voulons pas dépasser l’objectif de 1,5°C ; il faut donc arrêter d’attendre ! Aussi, je me réjouis que le décret tertiaire, déjà prévu dans la loi Grenelle en 2010, soit désormais mis en œuvre. Il va permettre que tout le monde avance ensemble, dans la même direction ; mais tout ne sera pas parfait immédiatement. Et il oblige à commencer par le début avec un outil commun : collecter et déclarer les données énergétiques de chaque bâtiment sur une plate-forme commune, créant ainsi un vrai marché de la donnée énergétique du bâtiment qui sera très utile.

BIG : Quel est le rôle du label ISR immobilier ?

MP : Ce label, appliqué aux démarches ESG, concrétise la pression des investisseurs sur le monde de l’immobilier, en complément de celle de l’État à travers le décret tertiaire, pour qu’il soit en phase avec les exigences de la loi Climat et de la finance responsable. Lancé en 2020, quatre ans après le label ISR initial très « généraliste », le référentiel de ce label est adapté à l’immobilier tertiaire ; il est plus précis et exigeant sur les indicateurs à choisir, notamment en matière de consommation d’énergie et d’émissions de gaz à effet de serre.

BIG : Quels changements portera le nouveau label ISR ?

MP : Il est encore un peu trop tôt pour le dire ! Le label ISR n’est pas un carcan administratif rigide, il est amené à évoluer, notamment en fonction des innovations technologiques, des textes réglementaires européens, des réflexions sur la finance à impact... Il faut s’habituer à vivre dans un monde où les choses vont bouger très vite parce que l’on a pris collectivement beaucoup de retard dans notre action en faveur du climat. L’urgence est la raison même de la transition écologique.

 

Immobilier bas carbone : une trajectoire définie, mais des objectifs à atteindre

Parce que l’immobilier tertiaire neuf émet jusqu’à 80 % des émissions de CO2 lors de sa phase de construction, le label BBCA a été créé en 2016 pour développer une méthode de calcul couvrant tout le cycle de vie du bâtiment et pour valoriser les bonnes pratiques immobilières. Une version dédiée à la rénovation a été déclinée deux ans plus tard par l’association BBCA, et une version sur l’exploitation bas carbone est en cours d’élaboration. « Le label BBCA est une référence pour ceux qui veulent démontrer une exemplarité sur le bas carbone qui va bien au-delà de la réglementation, avec plus de 300 opérations engagées à ce jour », rappelle Hélène Genin, déléguée générale de BBCA. Elle salue toutefois « l’étape remarquable » franchie par la France, « le premier pays à rendre obligatoire le calcul du bas carbone dans le cycle de vie des bâtiments » et rappelle que « les seuils définis par le décret tertiaire portent exclusivement sur l’énergie en phase exploitation en lien avec la trajectoire du bâtiment au titre de la SNBC. Or, chaque étape de la vie du bâtiment a son lot d’émissions qu’il faut considérer pour agir ». L’association travaille actuellement sur une version européenne du label BBCA. Une façon d’harmoniser l’appareil industriel européen avec un objectif climat commun.


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